Je reproduis ici une discussion sur Facebook de Djaffar Kaci, auteur et animateur d’un groupe de discussion Échos littéraire, et Mehana Amrani, auteur d’un essai sur la Poétique de Kateb Yacine ou L’autobiographie au service de l’Histoire paru chez L’Harmattan en 2012. L’entrevue a eu lieu le 19 octobre de cette année.
Echos littéraires - On ne finira sans doute jamais d’écrire sur Kateb Yacine, tant son œuvre est multiple et généreuse. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que son œuvre est inscrite au programme de la Comédie-Française en 2003. Pourquoi avoir écrit La poétique de Kateb Yacine ?
Mehana Amrani - J’ai beaucoup travaillé sur l’œuvre de Kateb Yacine depuis le temps où j’enseignais en Algérie. Par la suite, j’ai donné des communications sur cet écrivain dans des universités étrangères, dont l’Université autonome de Barcelone où j’évoquais l’écriture fragmentaire de Kateb Yacine. Certaines de ces communications ont paru dans des revues ou des ouvrages collectifs. Par la suite, en 2007, j’ai soutenu à l’université de Montréal une thèse sur Kateb Yacine. J’ai donc pris une partie de ce travail que j’ai un peu condensé pour en faire un livre. Au fil de mes recherches sur l’œuvre de Kateb Yacine, je découvre que la fragmentation chez lui se décline en une multitude de facettes. D’abord, le récit ne se conçoit pas de façon linéaire. Mais en fait, dans un seul livre, il y a, non pas un récit, mais plusieurs récits qui s’enchevêtrent. Et ces récits, eux-mêmes sont des fragments issus de plusieurs matériaux : autobiographiques, historiques, mythiques et poétiques. La fragmentation se lit aussi dans la façon de narrer des personnages katébiens : tous narrent par bribes ; la parole prend des pauses, impose des silences, laisse la liberté au lecteur de conjecturer… Il faut savoir que Kateb Yacine utilise les trois points de suspension à 420 reprises rien que dans Nedjma.
Echos littéraires - On dit de Kateb Yacine, qu’il est devenu poète au rythme des pauvres semaines grises, des semaines où il n’y avait que de simples croûtes à se mettre sous la dent. Pourquoi à votre avis cette difficile disette ?
Mehana Amrani -Je ne pense pas que la pauvreté soit à l’origine de la poésie de Kateb. Il a commencé à écrire des poèmes au temps où sa situation familiale était relativement aisée, son père était Oukil (juge musulman sous la colonisation). C’est vraiment l’expérience à la fois traumatisante et féconde des massacres de Sétif, Kherrata et Guelma qui l’a vraiment inspiré.
Echos littéraires - Kateb Yacine disait que s’il n’y avait pas eu les massacres du 8 mai 1945, il serait resté un poète obscur. L’observation participante in situ, est donc aussi déterminante que ça ?
Mehana Amrani - J’utilise l'expression, la poétique participante en référence au modèle sociologique de l’observation participante où le chercheur s’implique dans l’objet observé et enquêté. Ainsi, l’histoire personnelle se confond avec l’histoire du pays. Kateb Yacine avait conscience en même temps que ce qui lui arrivait est aussi le lot de beaucoup d’Algériens à ce moment-là. C’est pourquoi, il emploie l’expression paradoxale et oxymorique, mais juste d’autobiographie plurielle. Par-là, il voulait dire que son malheur, c’est aussi celui de ses concitoyens et du pays dans son ensemble. Mostéfa Lacheraf utilise un mot-clé pour analyser le roman Nedjma. En parlant d’exorcisme. Je le cite : C’est à croire qu’il faisait de ce roman si bien équilibré dans son incohérence apparente, écrit d’une plume sûre et combien attentive, une sorte d’exorcisme sans passion de ce qu’il avait vécu lui-même à Sétif et dont il restait marqué pour la vie. L’expérience de vie de Kateb Yacine sous le régime colonial a réorienté et complètement métamorphosé non seulement la poésie, mais tous ses écrits. L’écrivain va jusqu’à dire que son séjour en prison constitue un des meilleurs moments de la vie, car c’est là qu’il découvre son peuple, la révolution et une autre forme de poésie.
Echos littéraires - Vous évoquez aussi la singulière autobiographie, cette autobiographie qui ne se décline que sur le mode fragmentaire. Pourquoi Kateb Yacine y trouve toute son énergie ?
Mehana Amrani - L’autobiographie est fragmentaire chez Kateb Yacine s’explique de différentes façons. D’abord, parce que l’œuvre de Kateb Yacine est produite, si je peux m’exprimer ainsi, de différentes matières, dont l’autobiographie, l’histoire, le mythe… Ensuite, des éléments autobiographiques les plus traumatisants surgissent par intermittence dans l’œuvre. Il en est ainsi de la folie de la mère, de l’expérience de la prison, de la description des massacres du 8 mai 1945 dans Nedjma et Le Cadavre encerclé. D’autre part, Kateb reste traumatisé par ces massacres de Sétif, Kherrata et Guelma, de telle sorte qu’ils n’arrivent pas à les oublier. Ils reviennent donc le hanter à chaque fois prennent une forme textuelle dans son œuvre ou orale dans ses entretiens ou interventions publiques. Enfin, à propos du fragment autobiographique, Kateb recourt à deux techniques littéraires : la poétique de la répétition et le retour du personnage. Ainsi la mère de l’écrivain et Lakhdar font partie des revenants d’une œuvre à une autre.
Echos littéraires - Si Kateb Yacine considérait le français comme un « butin de guerre », il s’est toujours élevé contre la politique d’arabisation en revendiquant l’arabe dialectal et le tamazight (le berbère) comme langues nationales. 35 ans plus tard, y a-t-il eu un sursaut ?
Mehana Amrani - Les questions linguistiques ont toujours préoccupé Kateb Yacine. Et comme toujours son expérience personnelle entre en ligne de compte. Cela se vérifie dans l’épisode où il s’est perdu en Kabylie et rencontre un vieux qui lui parlait en kabyle et lui répondait en arabe algérien. Cette communication difficile lui fait toucher du doigt la question des langues en Algérie. Même pour la langue française qu’il maîtrise à la perfection semble lui poser des problèmes dans sa communication avec ses concitoyens, à commencer par sa propre mère, car quand, jeune, il se donnait corps et âme pour apprendre la langue française, stimulé par sa belle institutrice, il oublie la langue de sa mère. Cela dit, le pluralisme linguistique semble plutôt évoluer positivement en Algérie, puisque l’unilinguisme n’est plus de mise même dans les politiques linguistiques officielles. Il est toujours avantageux d’apprendre les langues étrangères, en plus de la sauvegarde des langues maternelles. Les enfants immigrants africains nous donnent, à ce propos, une véritable leçon, eux qui arrivent à parler l’arabe algérien et le kabyle, avec l’accent local des régions où ils se trouvent, avec une déconcertante aisance.
Echos littéraires - Merci Beaucoup Mehana.
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